« Dont on ne peut garantir la solidité, la durée ; qui n'est pas sûr » : la définition de « précaire » (TLF) va comme un gant à cet explorateur du passé qu’est Patrick Modiano. Dans Romans, où l’écrivain a réuni une dizaine de titres, deux récits plus courts succèdent à Rue des boutiques obscures. Remise de peine (1978, publié en 1988), dont l’épigraphe se termine sur cette phrase de R. L. Stevenson : « Les droits qu’un homme a sur son propre passé sont plus précaires encore. » (Un chapitre sur les rêves). Puis Chien de printemps (1993).
Photo de couverture : Willy Ronis
Le narrateur (P. M.) a dix ans quand sa mère part en tournée théâtrale en Europe et en Afrique du Nord. Elle a confié ses deux fils à des amies qui vivent dans un village des environs de Paris. On reconnaît la maison de Jouy-en-Josas qui apparaît sur deux photos au début du Quarto, avec l’adresse « rue du Docteur-Kurzenne » devenue dans Remise de peine « rue du Docteur-Dordaine ». Dans la maison d’un étage vit un trio : la petite Hélène, la quarantaine, écuyère puis acrobate de cirque qui boîte légèrement à la suite d’un accident de cirque ; Annie, vingt-six ans, « une blonde aux cheveux courts », et sa mère, qu’elle appelle Mathilde, « un visage dur », des cheveux gris en chignon, la cinquantaine. Celle-ci l’appelle, lui, « imbécile heureux ».
Elles engagent une jeune fille pour venir le chercher à l’école et s’occuper d’eux, surnommée « Blanche-Neige ». Annie a prétendu être sa mère à l’école Jeanne d’Arc où elle l’a inscrit, mais « Patoche », comme elle dit, est bientôt renvoyé, sans raison claire. Peut-être parce qu’Annie a menti ou à cause de son allure, en blouson de cuir et blue-jean délavé, « si rare à l’époque ». Alors ce sera l’école communale, un peu plus loin, où l’instituteur l’aime bien, lui fait lire un poème chaque matin à la classe, et où il se fait de « bons camarades ».
« Mon père nous rendait visite entre deux voyages à Brazzaville. » Souvent un jeudi, et il emmène les garçons déjeuner à l’auberge Robin des Bois. Puis ils se glissent entre les deux battants de la grille d’un château abandonné au bout de la rue du Docteur-Dordaine. Son père en a connu le propriétaire, Eliot Salter, marquis de Caussade, « héros de l’aviation » à vingt ans, pendant la première guerre. « Puis il avait épousé une Argentine et ils était devenu le roi de l’armagnac. » Son père décolle et lui donne une petite affiche : « Confiscation des profits illicites [...] » Comme il leur a dit que le marquis reviendrait « plus vite qu’on ne le pense », les deux frères imaginent son retour, une nuit probablement, rêvent d’une escapade nocturne pour le surprendre, préparent ce qu’ils lui diront s’ils peuvent lui parler.
Remise de peine décrit les habitudes de la maisonnée, et surtout les visiteurs d’Annie et de la petite Hélène : Roger Vincent, qui conduit une voiture américaine beige, décapotable, élégant, souriant. Jean D. qui porte une grosse montre et s’intéresse aux lectures de Patoche – il lui conseille la « série noire », Touchez pas au grisbi. Andrée K., « la femme d’un grand toubib » et d’autres visages qu’il ne peut identifier – « de mauvaises fréquentations ». Lors des visites, les garçons viennent dire bonsoir en robe de chambre puis montent se coucher. Patoche entend un jour Roger Vincent dire à la petite Hélène qu’Andrée « fréquentait la bande de la rue Lauriston… »
Une aura de mystère entoure ces gens rencontrés pendant leur séjour chez Annie, plus d’un an. Un jour qu’il l’a accompagnée à Paris dans sa quatre-chevaux, elle lui offre un étui à cigarettes en crocodile marron, le seul témoin de cette époque de sa vie, conservé précieusement. Plus tard, il apprendra que Jean D. a fait sept ans de prison. A quinze ans, il en saura davantage sur le passé trouble de son père, une des rares fois où celui-ci lui a parlé de son passé.
Chien de printemps tire son titre de ce que répétait souvent Francis Jansen, un photographe qu’il a connu à dix-neuf ans, au printemps 1964 : « et je veux dire aujourd’hui le peu de chose que je sais de lui. » Avec son Rolleiflex, il devait faire un reportage sur les jeunes à Paris et les avait pris pour modèles, lui et une amie, et son frère. Quand il l’avait accompagné à son atelier aux murs blancs, avec une mezzanine, il y avait remarqué les deux seules photos au mur : celle d’une femme et une autre de deux hommes, Jansen plus jeune « avec son ami Robert Capa, à Berlin, en août 1945 ».
« Il a quitté la France au mois de juin 1964, et j’écris ces lignes en avril 1992. » Pendant trente ans, il n’a plus pensé à Jansen, mais une photo qu’il lui a donnée, de son amie et lui, et l’air léger du printemps lui ont donné l’idée de mettre par écrit ce qu’il sait de lui. Né à Anvers en 1920, père à peine connu, mère italienne comme lui, la Belgique quittée pour Paris en 1938. Entraîné en Espagne par Robert Capa en 1939, resté en France quand Capa part pour les Etats-Unis. Interné comme Juif au camp de Drancy, libéré par le consulat d’Italie. Parti au Mexique en 1964.
Au jeune homme curieux de son travail, il avait montré trois valises de cuir, remplies de photos en vrac, et un album publié en Suisse en 1946, Neige et soleil. Jansen lui avait donné un double de la clé de l’atelier, s’il voulait y venir en son absence, et il avait été très étonné de voir « le Scribe » se mettre sérieusement à l’inventaire des photos, qui avaient chacune leur légende détaillée à l’arrière. Aux deux cahiers s’ajoutera un répertoire alphabétique. « Si je m’étais engagé dans ce travail, c’est que je refusais que les gens et les choses disparaissent sans laisser de trace. »
Chien de printemps raconte leurs rencontres, les choses et les personnes dont il a été question entre eux, la dernière promenade dans Paris, ensemble, avant que le photographe ne parte s’installer au Mexique. Trois ans plus tard, le premier livre de l’écrivain est accepté par un éditeur. « J’étais enfin sorti de cette période de flou et d’incertitude pendant laquelle je vivais en fraude. »